La Chronique du Prof
Natif de la ville de Québec, Jean-Charles Magnan avait étudié à l’école d’agriculture d’Oka où, en 1912, il obtenait le baccalauréat en agriculture, ce qui correspondait à l’époque à un diplôme en agronomie. La profession d’agronome n’existait pas encore au ministère de l’Agriculture.
Quelques mois après la fin de ses études, il arrive à Saint-Casimir du comté de Portneuf, petit village au nord de Sainte-Anne-de-la-Pérade, pour occuper les fonctions de professeur d’agriculture au Collège des Frères de l’Instruction Chrétienne, au traitement de 300$ par an. Dès l’année suivante, soit le 3 octobre 1913, il est nommé, avec quatre autres bacheliers en agriculture, agronome au ministère de l’Agriculture et investi de la mission d’enseignant et de conseiller auprès des agriculteurs. La première cohorte d’agronomes était née. Durant plusieurs années, il conservera des charges d’enseignement au collège complétées par des travaux pratiques qu’il organisait sur sa ferme.
Avec sa jeune épouse, il s’installa donc sur une petite ferme où naîtront cinq enfants de quelques années plus jeunes que mon père né en 1912 dont la maison familiale était voisine à celle des Magnan. Il entretenait un grand jardin et gardait une vache, quelques poules et des ruches. Pédagogue dans l’âme, ce voisin aimait la présence des enfants et les instruisait sur le monde végétal et animal qui les entourait. Mon père a gardé ce souvenir émerveillé de Jean-Charles Magnan ouvrant ses ruches pour sortir les cadres à miel, les mains nues, parlant à ses ouvrières comme à des amies intimes.
En 1976 – j’avais alors 34 ans – j’ai trouvé, par pur hasard, dans une librairie de livres usagés, un ouvrage écrit par Jean-Charles Magnan[1] dans lequel il raconte les souvenirs de sa vie d’agronome et de professeur à Saint-Casimir, avec ses joies et ses misères. À travers un récit franc et détaillé, aux envolées fabuleuses inspirées d’une âme agreste, il entraîne le lecteur au cœur d’une communauté rurale du début du siècle, dont mon grand-père Alphonse m’avait déjà fait découvrir quelques aspects lors de mes vacances d’été à St-Casimir. Voici des extraits de ce petit livre construit comme la chronique d’un observateur attentif de son époque :
« Souffrez, chers lecteurs, que je vous parle de cette paroisse, témoin de mes débuts agricoles, de professeur et d’agronome. (…) Ce sol, mordu depuis cent ans par le soc des charrues, a été défriché, cultivé, enrichi, humanisé comme l’ont fait les innombrables colons et agriculteurs du pays qui nous ont légué nos mille paroisses agricoles, fondement de la nation. Le tout a été mis en valeur par la foi, les vertus et le labeur de ceux qui nous ont laissé, avec le sol, le meilleur d’eux-mêmes.
Ce village de Saint-Casimir, d’une persistante unité, offre à la vue, des lieux pleins de couleurs et de charme. Le promeneur est séduit par la grâce de cette campagne et le calme profond des espaces champêtres.
La majorité de la population s’occupe d’agriculture pour vivre. L’économie est domestique ou familiale. On pratique l’agriculture vivrière. On produit le nécessaire pour loger, habiller et nourrir la famille. Le cultivateur vend peu mais il n’achète presque rien. Le surplus en argent sert à payer ce qu’on ne peut produire à la maison ou sur la ferme.
L’industrialisation et la commercialisation actuelles n’existaient pas. On faisait peu d’argent, en général, mais on vivait convenablement, dans la paix, avec sérénité et joie. (…)
Ces agriculteurs de Saint-Casimir et du comté de Portneuf que j’ai bien connus, ces élites de la terre, fidèles aux traditions, mais éveillés aux méthodes comme aux préoccupations modernes de leur époque, ont assumé une tâche directive importante. Ils ont fondé, avec mon concours et celui de l’agronome actuel, Antoine Roy, des sociétés d’agriculture, des caisses populaires, des entreprises économiques. (…)
Les ruraux ont constitué, durant 150 ans en notre pays, les trois quarts de notre capital humain. La dépopulation de nos campagnes a commencé vers 1915, allant en progressant jusqu’à nos jours. Phénomène normal et inéluctable, constaté en tout pays de notre globe terrestre. Et cette désaffection envers la terre se poursuivra. Au moins, que nos forces se conjuguent pour conserver un minimum d’agriculteurs au pays afin de produire la nourriture nécessaire à notre population et pour assurer un juste équilibre entre tous les métiers, professions et industries. (…)
Il y a 47 ans, lors de l’entrée en scène des nouveaux agronomes, en 1913, l’agriculture se maintenait à force de travail et d’épargne, de coopération familiale et d’économie agricole vivrière. On gagnait peu, mais on dépensait peu ; les besoins étaient mesurés, alors que la bougeotte des temps actuels, occasions de dépenses, existait peu ou point. L’automobile venait de naître. (…)
J’avais reçu, comme fief ou territoire de chasse et de conquête, les comtés de Portneuf et de Champlain soit 50 paroisse à « évangéliser » ou à faire entrer dans le giron du progrès. Ce vaste district comprenait environ 6 000 familles d’agriculteurs, donc près de 30 000 âmes rurales. (…)
Les agriculteurs en 1913 voyaient les agronomes avec beaucoup de méfiance. On leur avait dit que ces jeunes gens avaient étudié l’agriculture dans les livres et qu’ils ne possédaient aucune pratique agricole. Pour faire face à la situation, il fallait être un savant, ne jamais se tromper, être orateur, voire être vétérinaire, se faire aimer du député, plaire aux femmes (et en cela, vraiment, on y apportait tout ce qu’on pouvait fournir de grâce et d’adresse…). Enfin, il était obligatoire d’être dans la manche du curé ; et pour cette utile nécessité, nous nous faisions apprécier par les gouvernantes de presbytères qui, la plupart du temps, cédaient à nos sourires, et à nos paroles veloutées, il va sans dire ! (…)
De paroisse en paroisse, on allait, on prêchait, on savait nos leçons ; on soignait les vaches, on châtrait les agneaux, on chaponnait les coqs, on inondait le pays de baignoires à moutons contre les poux. On plaisait au député, on taillait le verger du curé, on guérissait la vache du maire, on organisait des expositions, des visites à domicile, des jardins scolaires, on dessinait des plans de ferme, etc. C’était à l’époque où je bâtissais, en rêve et sur papier, des Écoles moyennes d’agriculture. Je quêtai plus tard, de porte en porte, dans le comté de Portneuf, afin d’en construire une. (…)
Durant les derniers mois scolaires, je donnais des cours d’agriculture au Collège. Je leur parlais du sol, des plantes et des animaux. Je m’ingéniais à préparer des dessins en couleur au tableau pour leur faire comprendre le sol et le sous-sol, les parties de la plante, les rotations, etc. Je donnais ce cours de tout cœur, comme un missionnaire enflammé de vérité, prêchant aux païens ignorants. J’organisai un musée scolaire, comprenant un herbier de mauvaises herbes, des échantillons de sols, les différents engrais chimiques et pesticides, des échantillons de bois de la région, des minéraux, des images en couleurs sur l’agriculture, etc. J’organisai sur ma ferme un jardin scolaire, semé et cultivé par mes élèves. Chez ces jeunes jardiniers, on remarquait un enthousiasme fervent et une émulation peu ordinaire. Durant les vacances d’été, environ 80 pour cent des élèves se rendaient à leur jardin pour y sarcler, tailler, arroser et voir pousser leurs légumes. (…)
Mais, sur toute cette affaire, planait une inquiétude : nous étions à l’essai dans l’opinion du ministre Caron. Ainsi, une grande responsabilité pesait sur les épaules des premiers agronomes. Si nous manquions notre coup, adieu l’agronomie et l’avenir des futurs bacheliers. (…)
Certains curés redoutaient l’intrusion de l’État dans les choses rurales, plusieurs cultivateurs se montraient réticents, les marchands voyaient arriver d’un mauvais œil la création des coopératives et des syndicats agricoles. Bref, nous étions des intrus, éventuellement dangereux et à surveiller de près. Il en est de même pour toute innovation ou profession nouvelle. Au demeurant, il fallait donc faire nos preuves. (…)
Ce petit pays de Saint-Casimir a fourni sa part de citoyens imminents tels Mgr Arthur Douville,, évêque de Saint-Hyacinthe, Alain Grandbois, poète, nouvelliste et essayiste, l’abbé G.-E. Grandbois, célèbre théologien au Séminaire de Québec, Henri Grandbois, industriel et préfet du comté de Portneuf, le Dr Arthur Rousseau, médecin renommé, l’architecte artiste-sculpteur Gabriel Giroux et tant d’autres. Au cours de mes huit années d’enseignement au Collège de cette paroisse, j’ai eu le plaisir d’avoir comme élèves, MGR Robert Dolbec, ex-vice-recteur de l’Université Laval, l’ex-député de Portneuf, Rosaire Chalifour, enfin toute une brillante phalange d’agronomes, tels Georges Mayrand, Jean Marie-Vachon[2], Louis Baribeau, Vincent Lanouette, Simon Baribeau, Patrice Tessier. On voit ainsi l’influence de l’éducation agricole à l’école primaire supérieure pour orienter les vocations rurales. (…)
Depuis le début des années 20, la paroisse de Saint-Casimir a pris un essor remarquable. Des industries de bois et de fer, des commerces florissants, ont surgi à l’avantage de la population[3]. Dans ce centre social, géographique et champêtre de la région, les cultivateurs, aidés des curés et des agronomes successifs, ont créé toute une profusion d’associations agricoles, puis une coopérative, une caisse populaire, une meunerie, un entrepôt coopératif, des cours agricoles, des cercles de fermières et de jeunesse rurale, etc. Toutes ces œuvres témoignent, chez ces ruraux, une acuité de vision et un sens de progrès exemplaire. (…)[4]
[1] Magnan, Jean-Charles ; Confidences. Fides, Montréal, 1960, 207 p.
[2] Jean-Marie Vachon était un frère de mon père. Sans doute qu’il fréquenta aussi la famille de Jean-Charles Magnan, s’exposant ainsi à l’influence de ce missionnaire agronome et fin pédagogue. Il marcha dans les pas de Jean-Charles Magnan à l’École d’agriculture d’Oka, exerça durant quelques années son métier d’agronome dans la région de Québec, puis travailla en France et en Belgique à la fin des années 50 comme recruteur de jeunes agriculteurs pour le ministère de l’Agriculture du Québec, qui vinrent s’établir au sud de Montréal et firent prospérer les cultures maraîchères telle l’endive.
[3] La diversification économique en milieu rural était souhaitée et encouragée par les esprits progressistes.
[4] Ibid. note 1, extraits des pages 19 et 90 à 124.