C’était beau de vous voir le 1er octobre dernier, accéder enfin aux commandes de l’État après avoir tant travaillé, monsieur Legault. Vous accédez au pouvoir avec la voix d’un québécois sur quatre. Je sais combien vous en avez bavé pour en arriver là.
Je sais aussi l’ampleur de votre amour du Québec. Vous l’avez sillonné d’Est en Ouest, du Nord au Sud tant de fois. Je vous sais sensible à sa beauté, à sa grandeur, à son potentiel. Vous l’aimez d’amour. Et comme tous ceux qui aiment d’amour, vous voudriez tellement plus, tellement mieux pour lui. Tellement que vous êtes un peu dur avec lui de temps en temps. Ainsi vont ceux qui aiment si fort.
Nous avons ça en commun, vous et moi, un grand amour du Québec. Je n’ai pas eu la chance d’en visiter tous les racoins comme vous. Mais j’en ai vu assez pour être impressionnée par ses gens, par son potentiel de développement, par son côté innovant-collaborant, un legs précieux des premiers venus ici manger de la misère pour réaliser leurs rêves.
Cette semaine, vous serez assermenté. Comme vos prédécesseurs, vous sentirez certainement le poids des responsabilités s’abattre sur vos épaules. Vous serez officiellement Premier ministre. Vous serez responsable du destin collectif d’un peu plus de 8 millions de personnes. Je vous sais pragmatique, confiant et solide. Je sais que vous aspirez à ce poste depuis assez longtemps pour assumer sans broncher. Mais je pense que vous aurez peut-être un petit vertige, comme les autres avant vous, lorsque vous vêtirez la chape de plomb de la fonction, passant de chef de parti à Premier ministre.
Parmi ces 8 millions de personnes dont vous serez désormais responsable, vous en trouverez 1,5M qui ont choisi de vivre en ruralité.
Leurs leaders sont des géants. Comme vous, ils en ont bavé ces dernières années. Ils ont dû faire tant avec si peu.
Attirer de nouvelles familles et de nouvelles entreprises, sans Internet haute vitesse, en 2018. Se conformer à 1001 normes toujours plus élevées et justifiées si simples à appliquer en milieu urbain, avec tant de moyens, si difficile à atteindre dans leurs villages, malgré toute la bonne volonté. Développer leur patelin sans moyens et sans ressources humaines, en recevant un salaire d’élu proportionnellement inverse à la hauteur de leurs responsabilités. Gérer leur entreprise à bout de bras en sacrifiant leur santé ou leur famille. S’ajuster aux humeurs intempestives des marchés internationaux et mettre à pied leurs travailleurs du bois, des mines, le temps que le cycle reprenne. Gérer aussi les carnets de commandes plein avec moins d’employés. Trouver un anesthésiste ou un médecin prêt à déménager pour offrir un service de base à leur monde. Tirer ses vaches chaque matin, sans savoir si cela servira encore à quelque chose dans un an, l’héritage de quatre, cinq générations pouvant s’éteindre à tout moment, mais qui continuent quand même.
Des géants, grands comme le territoire qui les a forgés. Mais ces géants sont fatigués et, pour tout vous dire, un peu fanés. L’échine s’est courbée à force de devoir justifier sans arrêt leur existence. De s’humilier à quêter des services essentiels. D’encaisser les coups, les coupures, les suppressions de postes et puis de se relever.
Je vous sais plein de bonne volonté. Déjà, au lendemain de votre élection, vous étiez au travail, offrant votre support aux producteurs laitiers et avicoles, qui doivent affronter la tempête Trump, essuyant les critiques de certains de vos partisans. Votre présence à leur côté, c’est déjà beaucoup.
Vous faites ce qu’il faut.
Vous redressez un peu les géants.
Vous héritez d’un Québec aux finances saines, certes. Mais aussi d’un Québec morcelé. Ruraux ou urbains, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, immigrants ou de souche, hommes ou femmes, caquistes ou solidaires ou péquistes ou libéraux…
Autant de petites étiquettes qui nous rapetissent tous. Une enseigne nous rend plus grands : Québécois. Une autre nous rend immenses : humains.
Gouverner est un art difficile. Entre les grands hommes d’État et les petits, il y a cette différence toute simple, à savoir que les uns se voient comme les serviteurs de leur peuple et les seconds, leur chef. Il me semble qu’il y a longtemps qu’on a eu droit, au Québec, à un homme d’État. Il me semble qu’à ce moment charnière de notre histoire, on en aurait besoin.
Besoin d’un homme d’État qui propulserait – vraiment cette fois! – les régions dans le 21e siècle en étendant – vraiment cette fois! – la couverture Internet et cellulaire partout, même jusqu’à la dernière maison de rang. Besoin d’un grand qui aurait l’audace de lancer des programmes universitaires en Gaspésie et sur la Côte-Nord. Un homme d’État qui en somme aurait le culot d’aimer assez chaque région du Québec pour leur donner l’égalité des chances, la dignité de prendre des décisions, et les ressources nécessaires pour que ces décisions soient éclairées et qui leur nommerait un homme fort avec des moyens pour remplir ces mandats. Un homme d’État pragmatique, conscient que le Québec ne survivra pas plus que les autres à la crise climatique, qui mettrait en place des programmes pour favoriser le télétravail, développer une économie du 21e siècle axée sur la maximisation nos ressources, l’économie de proximité et la recherche et le développement de solutions vertes.
Si vraiment vous étiez cet homme durant votre mandat, vous seriez étonné, monsieur Legault, de voir les géants des régions oui, mais aussi de toutes les sphères, revenir, se déplier, le visage tourné vers l’espoir comme une fleur au soleil de printemps, prêts à donner encore, à déplacer encore quelques montagnes à vos côtés. Vous verriez les québécois voter massivement pour vous aux prochaines élections.
L’exercice du pouvoir est difficile. Coincé entre les critiques de l’Assemblée nationale, les bombes médiatiques qui sautent à tout moment, les cotes de crédit d’agence, les sondages d’opinion, les échéances électorales, le risque est grand de tomber dans de la gestion à la petite semaine.
Monsieur Legault, je vous souhaite, non, je nous souhaite, un mandat de grandeur. Au nom de nos enfants et de la suite du monde.