Dans les années 40, 50 et 60 mon père était commerçant de charbon, d’huile à chauffage et de bois de poêle dans le quartier Rosemont à Montréal. Avec mes frères, j’ai toujours fréquenté ce lieu avec curiosité et intérêt. Les employés nous étaient familiers et nous étions captivés par les différentes activités qui s’y déroulaient. Il m’arrivait souvent, les dimanches après la messe, d’accompagner papa pour aller nourrir les chevaux. Oui des chevaux car à la fin des années 40 et début des années 50, plusieurs livraisons (lait, pain, glace, charbon, bois…) se faisaient encore en voitures tirées par des chevaux, hiver comme été, dans les rues et ruelles de Montréal. C’est ainsi que papa gardait deux chevaux de trait dans une petite écurie construite au fond de la cour à charbon de son commerce.

À la sortie de l’école, accompagné d’un de mes frères, je prenais souvent le chemin de la 6e avenue pour une petite visite impromptue. Papa était toujours content de nous accueillir et, lorsque les circonstances s’y prêtait, il nous présentait avec fierté à des clients ou représentants de compagnies d’huile à chauffage ou de charbon. Avec les quelques sous qu’il nous donnait, nous allions à l’épicerie du coin acheter un May West et un coca-cola que nous prenions en collation, assis sur des tabourets derrière le grand comptoir où il accueillait les clients et distribuait les commandes à ses employés.

Dans la cour il y avait toujours de l’activité. Au banc de scie Ti-Toine préparait le bois mou et le bois franc pour les prochaines livraisons ; Marcel P. chargeait les bacs à charbon des nouveaux arrivages en provenance de la Pennsylvanie, des charbons de différents types livrés par wagons à la cour de triage située à l’angle des rues Iberville et Frontenac ; Fernand F. s’apprêtait à partir pour une tournée de livraison d’huile à chauffage dans les duplexes et triplexes en rangée des rues de Rosemont, etc.

À treize ou quatorze ans, mes frères les plus vieux et moi avons exprimé le désir de participer, les jours de congé, aux livraisons. Aussi, de partager les tâches dans la cour, notamment ensacher bois et charbon ou remplir des bidons d’huile à chauffage à la demande de clients.

À la période de Noël et du Nouvel An, le commerce était très occupé et nous étions fiers d’apporter notre aide durant plusieurs jours. Celle-ci consistait principalement à accompagner les employés dans les livraisons d’huile dans les foyers. En tant que « second », nous avions la responsabilité de tirer le boyau à travers les escaliers et les passerelles jusqu’aux réservoirs de 45 ou 90 gallons généralement situés au fond d’un hangar, d’un garage ou d’une cave. Lorsque les ruelles étaient impraticables après une forte chute de neige, nous devions passer par la porte d’entrée en façade, traverser toute la maison (ou le logement au 2e ou 3e étage) pour atteindre le réservoir.

Les livraisons d’hiver étaient souvent accompagnées de péripéties épiques. Je me souviens d’un 24 décembre au soir. J’accompagnais Fernand F. dans ses dernières livraisons. Il était environ 21h00. Nous avions soupé d’un hamburger vite avalé car notre carnet de commandes était encore bien garni et il ne fallait pas laisser les clients en panne d’huile à chauffage pour le jour de Noël. Nous tentons de nous engager dans la ruelle de la rue Des Érables mais l’accumulation de neige nous en empêche. L’adresse nous indique un logement au 2e étage. Nous nous présentons chez le client en expliquant que nous n’avons d’autre choix que de passer par en avant et de traverser le logement avec le boyau.

Heureuse de nous voir enfin arriver, la maîtresse de maison ne semble nullement contrariée par cette intrusion alors que son mari souriant s’empresse d’étendre des feuilles de papier journal dans le passage pour absorber la neige de nos bottes et l’eau huileuse qui dégouline du boyau. C’était gênant pour nous mais on nous recevait comme des anges descendus du ciel. Dans le salon nous remarquons les cadeaux emballés au pied de l’arbre scintillant et dans la cuisine la table est joliment mise pour le réveillon qui suivra la messe de minuit. En réglant la facture, le couple nous souhaite un joyeux Noël tout en glissant quelques pièces de monnaie dans nos poches.

Au cours de ces tournées de livraison il n’y a pas que des mines réjouies et des décors illuminés que nous croisons. C’est parfois une poche de bois mou et une poche de charbon que nous vidons dans le coin d’un hangar qui permettront à une famille de passer la période des Fêtes au chaud dans un quatre pièces d’un troisième étage.

Ailleurs, c’est à la porte d’un garage que nous nous présentons. Là vivent cinq personnes dont trois jeunes enfants. Des rideaux tendus partagent l’espace. Au centre, une petite fournaise à l’huile. Le réservoir de 45 gallons est à l’extérieur. Pas de sourire, quelques mots échangés machinalement. La honte de la pauvreté ainsi exposée pousse à l’effacement. Nous prenons conscience de l’existence de la pauvreté et de la misère qui souvent l’accompagne.  La facture est signée mais non réglée. Papa fait crédit à de nombreuses familles, un crédit souvent à échéance indéterminée…

Papa a une liste de clients chez qui nous laissons un panier de Noël dans les jours qui précèdent le 25 décembre ou entre Noël et le Jour de l’An : quelques victuailles et des friandises. Le tout se fait discrètement et simplement. Des curés de paroisse l’informent aussi de familles dans le besoin chez qui nous livrons gratuitement charbon ou huile à chauffage.

Les cadeaux que nous déballons à la maison la nuit de Noël et la table bien garnie préparée par maman, prennent pour nous un sens particulier. La confrontation avec la pauvreté des jours précédents et les gestes généreux et discrets de papa nous font comprendre le sens du partage.

Aujourd’hui, dans le silence et la sérénité d’un rang isolé du haut-pays de Trois-Pistoles, je repense à cette tranche de vie d’une époque révolue dont les enseignements sont inscrits en moi de façon inaltérable.

La neige qui tombe tout autour ensommeille la terre. Les bulbes d’ail et de glaïeuls au jardin attendront le retour des beaux jours pour s’épanouir. Les outils sont rangés au hangar. Le bois est rentré, le poêle crépite. Les oiseaux qui hibernent dans la forêt toute proche sont des compagnons fidèles. L’hiver à la campagne est propice à un changement de rythme, un rythme auquel s’invitent la nostalgie et l’émerveillement.

La tragédie qui se joue en Syrie sur fond de cruauté barbare et de passivité internationale, nous rappelle que le hasard de la naissance est la première injustice sur cette terre. Cette maxime prend alors tout son sens : « Le bonheur n’est pas d’avoir tout ce que l’on désire, mais d’apprécier ce que l’on a ».