En séjour en Provence du 14 mars au 28 avril 2014, j’ai suivi avec grand intérêt le climat politique qui a entouré les élections municipales dont les deux tours ont eu lieu les 21 et 28 mars. Cet appel aux urnes a servi d’exutoire aux Français pour exprimer leur profonde déception à l’égard des politiques gouvernementales et leur colère envers le Parti socialiste de François Hollande, au pouvoir depuis deux ans. Cette grogne aura permis au Front national, parti d’extrême droite, de faire des gains substantiels à l’échelon communal et aux partis de droite dont l’UMP (Union pour un mouvement populaire) que dirigeait Sarkozy avant la victoire de Hollande en 2012, des gains plus marqués encore. Il faut savoir qu’en France les listes locales de candidats sont affiliées aux grands partis nationaux. Le gouvernement socialiste de François Hollande a ainsi subi une cinglante défaite attribuable au profond ras le bol des électeurs.

J’étais en France lors de la campagne présidentielle de 2012. Hollande et le Parti socialiste ont été portés au pouvoir sur la promesse que les réformes devenues impérativement nécessaires pour sortir ce pays de la crise économique et sociale, seraient entreprises avec fermeté et menées à terme. Or, depuis deux ans, non seulement les politiques mises de l’avant  n’ont  pas donnés les résultats attendus, mais la situation s’est aggravée : augmentation du chômage, fermetures d’entreprises, perte de productivité, tétanisation de la croissance économique, coût accru du filet social, affrontement avec les syndicats, concurrence de plus en plus sentie de nombre de produits agricoles et manufacturés en provenance de plusieurs pays membres de l’Union européenne à 28, coût du travail peu ou pas compétitif dans le prix de revient des produits et services français, politique des 35 heures, mise en cause de l’efficacité de la fonction publique, travail au noir et culture de magouille pour contourner le fisc, etc., etc.

Plusieurs des politiques et mesures adoptées par le gouvernement sont par ailleurs sévèrement critiquées, jugées, inappropriées, inefficaces ou  trop molles (« trop peu, trop tard »).  La mondialisation, l’Europe à 28 pays membres et le néolibéralisme qui ébranle le pacte social sont pointés du doigt : les effets économiques et sociaux de ce contexte oppressant apparaissent de plus en plus difficiles à supporter. Dans cette tourmente, des voies nouvelles sont recherchées.

Alexandre Jardin aux jardins de Balzac, de Voltaire et du Larzac

Lors d’un débat télévisé où allaient s’affronter les points de vue des partis PS (gauche), UMP (droite) et FN (extrême droite) entre les deux tours des Municipales, Alexandre Jardin, romancier à succès, avait été invité pour témoigner du courant de désabusement général de la population française à l’égard des politiques, que le mouvement « Bleu, blanc, zèbre » qu’il a créé exprime. Un mouvement qui préconise l’appropriation du processus de développement et d’administration de la société par un foisonnement d’initiatives générées par la base, c’est-à-dire les citoyens et les collectivités locales (voir le site bleu, blanc, zèbre.fr). C’est un rappel de l’approche du développement local dont se sont faits notamment les chantres Balzac, Voltaire et les Soixante-huitards du Plateau du Larzac en leur temps, puis formalisée par la recherche et l’enseignement universitaire[1]. Une approche aux vertus et aux mérites certains, mais qui ne peut prétendre se substituer aux grandes missions d’un état moderne tels l’éducation, la sécurité et la défense nationale, les transports, les orientations économiques, l’énergie, la santé, etc.

Le développement local a d’abord une portée de proximité. Le cumul des vitalités introduites dans les communautés locales et supralocales (intercommunalités, agglomérations, communautés de communes, « pays »), exceptionnellement des réalisations à l’échelle régionale et nationale, peuvent certes contribuer aux efforts de redynamisation de la société globale. Ce qui doit être encouragé.

Avec sa tête joviale qui détonne parmi celles crispées des autres invités réunis sur le plateau de télé, avec aussi son verbe lyrique, Jardin confronte la sclérose des grands partis nationaux qu’il qualifie de rassemblements de « diseux », à l’imagination débordante de ceux qui s’approprient des capacités d’agir et qui deviennent des « faiseux ». On croit entendre ici, sortis d’outre tombe, les prêches du médecin de campagne de Balzac, le bon docteur Benassis, maire progressiste et visionnaire d’une petite commune moribonde du Dauphiné. Par ses actions d’information, de sensibilisation et de mobilisation, par ses idées avant-gardistes, il parvient à faire germer dans cette communauté dévitalisée -comme on dit aujourd’hui-  une volonté de prise en charge qui se traduit bientôt par une série d’initiatives dans les domaines de l’agriculture, de l’industrie artisanale et du commerce, redonnant un sentiment de fierté et de confiance à cette communauté, tout en la relançant sur la voie de la prospérité. L’essentiel des bases théoriques du développement local est réuni dans ce roman qui date de 1834.

Désabusé, désenchanté de la société, de ses dirigeants politiques et des discours stériles, Voltaire avait déjà invité, dans son conte philosophique Candide publié en 1759, les âmes bien intentionnées à se retirer dans le carré de leur jardin pour y faire œuvre utile.  Sur un ton sarcastique Voltaire se moque du conservatisme de la noblesse arrogante et par une métaphore imagée, conclut que les véritables changements viendront de la base, en « cultivant son jardin », c’est-à-dire en améliorant son environnement immédiat, son environnement de proximité. Notre romancier instituteur semble avoir entendu la voix du maître.

Plus près de nous, il y a eu la grande catharsis de mai 68 réunie autour du slogan « Vivre, travailler et décider au pays », un mouvement étudiant et ouvrier qui pourfendait les effets pervers du néolibéralisme et de la mondialisation, opposant aux politiques qui s’y conformaient les vertus des diverses formes du développement local. Le Plateau du Larzac où se déroulèrent les luttes pour l’occupation de la terre par ses populations paysannes s’affirma comme lieu emblématique de l’action locale et de cette volonté d’agir sur son destin par une démarche endogène. Un vaste mouvement de « retour à la terre », et par extension de retour à la campagne allait suivre, mouvement à l’origine du phénomène de la néoruralité qui, à travers diverses formes, a pris une ampleur inattendue depuis.

Dans la foulée des enseignements servis par l’histoire, notre dynamique instituteur et romancier aura aussi lu, peut-être, La vie d’un simple d’Émile Guillemin (1904) et Visites aux pays du Centre de Daniel Haléry (1943), deux ouvrages d’inspiration terrienne, le premier un roman (autofiction), le second un essai remarquable sur la vie rurale et les luttes syndicales en milieu agricole, critiquant au passage les mutations de la société vers la modernité urbaine.

Il est peut-être utile de rappeler ici que le développement local n’est pas un développement « bocal », que son succès suppose l’arrimage des actions du milieu avec des politiques, mesures, infrastructures, équipements et ressources diverses, élaborés et mis en place par les instances nationales et régionales. Malgré les nombreux défenseurs et acteurs de l’approche du développement local depuis Balzac et plus particulièrement depuis le milieu des années 60, malgré aussi les nombreuses expériences auxquelles cette démarche, voire cette philosophie du développement, a donné lieu, le développement local n’a pu s’implanter avec la portée souhaitée par ses fondateurs et défenseurs. Malgré aussi les lois de décentralisation en faveur de l’autonomie des collectivités territoriales, et celles de Pasqua et Voynet sur la création des « pays » et des « territoires de projets ».

Aurait-on manqué de conviction et de persévérance, de leadership et d’initiative ?  Je crois qu’il faut plutôt chercher l’explication du côté du pouvoir central peu enclin à partager ses responsabilités séculaires, opposant une résistance farouche aux ambitions de prise en charge par le milieu et à la montée du pouvoir local. Par ailleurs, les autorités et leaders locaux auront fait défaut d’une volonté déterminée à réclamer les pouvoirs associés aux responsabilités du développement local dont on aurait craint le poids des charges et douté des moyens appropriés pour les exercer.

Ainsi, les arrimages entre les ambitions locales et le pouvoir central demeurent bien en-deçà des conditions minimales d’un véritable développement local assumé par les forces endogènes. C’est ici qu’intervient Alexandre Jardin et ses zèbres pour une vision actualisée du développement local. Le mouvement devient plus radical. Ayant perdu confiance dans l’État comme moteur d’un projet de société et suspicieux à l’égard d’éventuelles coopérations et complémentarités, Jardin et sa phalange préconisent un développement local avec un minimum d’État.

Je crains que cette voie pour redresser la France, malgré les avantages certains qu’elle porte et qui doivent être encouragés, ne conduise bien loin au-delà des succès de proximité alors que les règles de l’économie mondiale et leurs exécutants, les banquiers, dictent les politiques nationales pour toujours plus d’efficacité, de productivité, de compétitivité, de rentabilité.

À quand un réel rapport de force entre le calcul économique et les valeurs humanistes et écologiques ? La contribution réelle d’Alexandre Jardin et de ses zèbres est peut-être de maintenir l’espoir, sinon le rêve, pour ne pas sombrer dans la désespérance et la démission.

P.S. : Au moment où je termine la rédaction de cette chronique j’apprends la défaite humiliante du Parti québécois. Un commentaire spontané : le PQ a-t-il récolté de fruit de ses maladresses des derniers mois et de la campagne électorales ?



[1] Bernard VACHON et Francine COALLIER; Le développement local : théorie et pratique. Réintroduire l’humain dans la logique de développement,  Gaëtan Morin, Montréal, 1993, 331 p. Ouvrage traduit et publié en espagnol en 1996 à l’Université d’Oviedo en Espagne, où j’ai dispensé à deux reprises un cours en développement local  dans le cadre d’un programme européen  de DESS.