Maudite Citroën! Moi aussi j’y ai goûté. Il fut effectivement un temps où cette satanée voiture prenait tout le temps et l’espace de tout le monde. Le bouche à oreille avait si bien fait son travail que le carnet de réparation de M. Fernand était bien rempli. On venait de partout. Aussi, afin de satisfaire une clientèle toujours plus insatiable, il avait ajouté à sa gamme de services la carrosserie et le débosselage, pour lesquels, faut-il cependant admettre, plus grandes compétences existaient au village. Mais en autant que le client était content qui s’en plaindrait?
Il est important ici de noter que les dernières Citroën neuves à fouler le sol canadien sont arrivées de France en 1972 et conséquemment le parc de voitures toujours aptes à rouler allait rapidement s’amenuiser. C’est exactement l’été de cette même année que M. Fernand me mit à contribution pour la première fois. Étudiant sans le sous à l’époque, j’étais bien content de pouvoir contribuer, en quelque sorte, pour le gîte et la pitance qu’on m’offrait si généreusement (le geste et les portions).
« Fille! Viens m’aider ». C’est souvent en ces termes que s’exprimait M. Fernand lorsqu’il ne pouvait effectuer seul une manœuvre. Comme il ne savait jamais laquelle était « à portée de main », il s’assurait ainsi d’en interpeler au moins une de la gang; et ça fonctionnait, même si l’élue du moment n’appréciait pas toujours ces demandes impromptues et souvent salissantes.
Pour M. Fernand, comme j’étais un gars, il n’y avait pas d’autres questions à poser, j’étais obligatoirement doué pour la mécanique. Mais oh! Quelle honte! Il n’en était rien. J’étais du genre rêveur, pas tellement manuel, d’un naturel plutôt porté vers les choses abstraites. Bien que M. Fernand ne m’ait jamais rien dit pour me diminuer, je compris rapidement que ses espoirs d’avoir un gendre compétent pour le seconder s’amenuisaient au même rythme de l’importance des jobs qu’il me confiait. Au terme d’une longue liste d’affectations possibles je fus finalement relégué au rivetage. Il s’agissait d’une opération de réparation de carrosserie simple et répétitive où il fallait fixer à la voiture de minces feuilles de métal à l’aide d’une série de rivets. Il ne m’en tint jamais rigueur et finit par m’apprécier pour d’autres talents ou qualités, sans que jamais je puisse dire vraiment lesquels.
C’est vrai que les clients affluaient au garage de la petite maison de la côte du Godge¹, à l’extrémité sud du village. Ils appréciaient grandement ce bucolique point de service Citroën, son mécanicien compétent, bilingue et avenant, ses prix imbattables et surtout son service hors pair. Sur ce dernier point, vous admettrez avec moi qu’il « beurrait épais », comme on dit par chez nous. En effet, il arrivait régulièrement qu’une réparation plus longue que prévue force l’invitation du client pour le dîner ou le souper. J’en ai même vu certains rester à coucher. Ça c’est du service Monsieur! Dans pareilles occasions, le beau Fernand devait filer doux car sa femme n’appréciait pas tellement cette généreuse politique de service à la clientèle qui l’obligeait à recomposer la logistique de la maisonnée.
Avec un parc automobile vieillissant, les appels au secours se faisaient de plus en plus nombreux et provenaient de régions de plus en plus lointaines. M. Fernand eût, encore une fois, une idée de génie : il se mit à faire du service à domicile. La formule était simple et efficace. Les clients en difficulté l’appelaient pour expliquer le problème. M. Fernand prenait le tout en notes, inscrivant en marge les pièces à remplacer et indiquait au client à quel moment il passerait. Ces pèlerinages de réparation se faisaient normalement 2 fois l’an soit au printemps et en automne et il y avait grosso modo deux circuits principaux :
1) La route des Maritimes (péninsule acadienne-Moncton-Halifax)
2) La route Gaspésienne (Carleton-New Richmond-Gaspé)
Je me souviens d’avoir accompagné mon beau-père à l’un de ces voyages. C’était comme partir à l’aventure. Loin de tout stress, au volant de sa voiture préférée et accompagné d’un auditoire captif, il pouvait cabotiner à volonté. C’était un conteur-né et je ne pense pas avoir autant ri de l’entendre raconter de grands pans de sa vie.
Bien que planifié avec rigueur, on ne savait jamais vraiment où tout cela nous mènerait. C’est que M. Fernand avait du bagou et rien ni personne ne l’intimidait. Ainsi, en cours de route, s’il « rencontrait » une Citroën qu’il ne connaissait pas, il s’arrêtait et allait à la rencontre de son (sa) propriétaire. En guise de carte de visite il pouvait, sur place, faire une réparation mineure (lumière brulée, ajustement de courroie, etc.) de telle sorte qu’au bout de quelques minutes, il repartait avec un nouveau client. C’est aussi la raison pour laquelle nous trainions une remorque remplie à la limite de pièces de remplacement et d’outils; il fallait pouvoir faire face à toutes éventualités.
Ces voyages servaient également de séances de placement de produits pour les pièces d’artisanat qu’il créait. Il s’arrêtait dans tous ces endroits où on propose aux touristes des souvenirs aux accents de la région. Il se présentait alors comme artisan gaspésien et déballait tout son attirail. Bien qu’il ne possédât aucune formation marketing, plus souvent qu’autrement, il réussissait à enjôler le commerçant qui acceptait, au terme d’échanges verbaux savoureux de lui prendre certaines pièces.
Encouragé par autant de succès, il décida un jour de réaliser la création d’un jouet inusité qu’il convoitait depuis un bon moment déjà. Lui qui aimait tant le contact de gens, les rassemblements festifs, il allait se donner l’instrument suprême pour satisfaire son sens inné du spectacle. À la fin des années 70, il mit en chantier son projet de voiture de foire. Il s’agissait d’une voiture faite de deux devants de Citroën soudés en leur centre commun. Comme cette voiture était une traction, la motorisation et la propulsion se retrouvaient respectivement dans chacune des parties avant. Le résultat final c’est qu’avec deux chauffeurs, cette voiture à deux « têtes » donnait toujours l’impression d’avancer. Aussi, avec des manœuvres coordonnées du volant de chacun des conducteurs, la voiture faisait d’extraordinaires cabrioles, d’incroyables rotations sur elle-même ou se déplaçait selon un angle impossible pour toute autre voiture. La « chose » eût tant de succès qu’on invitait M. Fernand lors de parades et de festivals partout en Gaspésie et au Nouveau Brunswick. Nul doute que cette ingénieuse drôlerie restera toujours inscrite dans la mémoire des événements marquants du village de St-Alexis.
Les années 80 virent décliner dramatiquement les activités de mécanique de M. Fernand. Lui qui avait, depuis plus de 25 ans maintenant, réparé, acheté, vendu, à répétition les mêmes vieilles voitures, il ne restait plus que quelques fanatiques à toujours vouloir maintenir en état de rouler leur vieille DS21. Les enfants ayant désormais tous quitté, l’atelier de mécanique maintenant fermé, M. et Mme Fernand pouvaient désormais profiter de temps libres bien mérités qu’on meublera de voyages (Ouest canadien, la Floride, visite des enfants, éparpillés un peu partout dans la province) et d’activités d’artisanat (courtes-pointes, tissages, tricots pour elle; cendriers, cadre, horloges de bois pour lui).
Ils nous ont quittés tous les deux au début des années 2000 au terme d’une vie dure, simple mais combien prolifique. Notre vie n’a rien de comparable à la leur mais leur détermination, leur énergie, leur fierté, leur amour de la vie sont des legs qui nous accompagnent quotidiennement.
Cher lecteur, chère lectrice, vous croyez probablement que j’en ai terminé avec cette longue chronique villageoise mais il n’en est rien et je m’en excuse. Cependant, après vous avoir fait rencontrer ces merveilleux personnages, je m’en voudrais d’en ignorer certains autres, tout aussi merveilleux, qui m’ont accueilli, pas comme un des leurs, ce qui demeurera toujours une impossibilité, mais avec chaleur, considération et générosité. J’espère que vous accepterez encore une fois de m’accompagner.
À bientôt
¹ Expression locale qui désigne cette portion vallonneuse du chemin sinueux menant aux luxueux chalets des américains sur les berges de la rivière Restigouche, lesquels hébergeaient ces riches visiteurs du sud venus pêcher le saumon.