Nous sommes en décembre 1960, j’ai 6 ans et je suis en deuxième année à l’école St-Vital[1] à Montréal-Nord. C’est l’Avent et l’école fait un sondage discret pour déterminer quelles seront les familles qui bénéficieront cette année d’un panier de Noël. C’est un concept qui m’échappe totalement à cette époque et me voilà répondant bien fièrement aux questions de ma maîtresse.

–          « Oui, on est 9 enfants, plus mon père et ma mère».

–          « Moi je suis le 7e; mon frère le plus vieux a 24 ans et il est toujours à la maison. J’ai 5 frères et 3 sœurs ».

–          « Mon père travaille dans le charbon[2] pis ma mère repasse des paquets de chemises ».

Je suis content, mon enseignante esquisse un petit sourire satisfait; elle semble bien fière de mes réponses spontanées. Je n’avais pas compris que ce sourire signifiait qu’elle avait enfin trouvé un « beau cas » de panier de Noël. C’est ainsi qu’à la récréation de l’après-midi, à l’insu de mes camarades de classe, j’apprends de mon enseignante que ma famille est pauvre mais que par bonheur le P’tit Jésus ne nous oubliera pas pour Noël.

Bien que je ne laisse rien voir, je suis complètement bouleversé. Tout ce qui compte désormais c’est la cloche de 4 h et courir à la maison. « Maman, maman, on est-tu pauvre? », toujours haletant de ma course effrénée, je suis tout en pleurs. Un grand éclat de rire des plus rassurants fut la réponse de ma mère. Tout l’imbroglio s’est rapidement dénoué par un appel de ma mère à la direction de l’école et j’en étais quitte pour une bonne frousse et une connaissance nouvelle et rassurante de la situation financière de ma famille. Heureusement, une famille vraiment dans le besoin allait pouvoir bénéficier du fameux panier de Noël.

Somme toute bien anodine, il n’en demeure pas moins que cette histoire m’a suivi durant de longs mois. J’avais développé une sensibilité, pour ne pas dire une allergie, aux allusions malveillantes envers ma famille qu’on associait régulièrement aux grosses familles de la campagne ou aux nouvelles familles italiennes immigrantes. Dès lors, j’ai pu construire la fierté de mes origines. Mon père et ma mère étaient tous deux issus de familles rurales et bien que les exigences de la vie les aient fait adopter un style de vie irrémédiablement urbain, très tôt j’ai réalisé combien ils continuaient d’apprécier et de nous transmettre les meilleurs aspects de cette vie paysanne qui était la leur il n’y avait pas si longtemps.

Mes parents ne sont plus de ce monde mais je demeure profondément reconnaissant de l’héritage qu’ils m’ont légué; rien en espèces sonnantes et trébuchantes mais des valeurs, ces merveilleux outils forgés à l’enclume de leur terroir et par lesquels l’accès au bonheur n’est pas une vaine recherche philosophique, le travail n’est pas ce dur labeur tant décrié, le respect de soi et des autres n’est pas qu’une belle formule à la saveur du jour et tant d’autres encore et encore. Mes frères et sœurs sont de ce même tissu fait pour affronter soleil et mauvais temps, neige et froidure, vents et orages. Nos parents ont vu à ce qu’il soit tricoté serré, laissant peu de place aux mailles fuyantes. Merci à vous deux.


[1] Dans les années 70’, les deux écoles, celle des filles et celle des gars sont rasées pour faire place à des immeubles résidentiels.

[2] À cette époque, mon père était propriétaire d’un commerce de combustibles pour le chauffage résidentiel et institutionnel. En plus de l’huile, il livrait aussi du bois pour les foyers et du charbon pour alimenter les immenses chaudières des immeubles à loyers multiples et immeubles institutionnels  (hôpitaux, collèges, etc.).