J’habite le sommet du monde. Non pas un pic de l’Himalaya, ni un village perché des Andes, ni même le Mont-Sainte-Anne près de Québec. Il s’agit d’un rang défriché à la fin du 19e siècle sur la crête d’un pli appalachien, entre Bic et Trois-Pistoles, dans le « Haut-pays » du Bas-du-Fleuve. Ici, la voute céleste fait plus de 180 degrés et le regard porte au nord jusqu’à l’embouchure du Saguenay, au sud jusqu’au Mont-Comi à travers le cœur sauvage des Appalaches. Debout sur le toit de la grange peut-être pourrais-je voir la frontière avec le Nouveau-Brunswick ! Voici mon histoire, racontée comme un conte de Noël.

Saint-Mathieu-de-Rioux

Le rang 5 de Saint-Mathieu-de-Rioux

Conquis et occupé à force de labeur et d’espérance, le Rang 5 de Saint-Mathieu-de-Rioux a été menacé de fermeture à la fin des années 60 alors que la paroisse, fondée en 1866, a été entraînée dans la spirale du déclin démographique et économique qui frappait tant de villages de « l’arrière-pays ». Aucune des 14 fermes qui animaient le rang dans les années 30, 40 et 50 n’a subsisté. Les familles d’agriculteurs, sans relève, ont été progressivement remplacées par des gens venus d’ailleurs, pour la plupart ex-citadins, amoureux de la campagne, de ses paysages et des possibilités qu’offrait le milieu pour un autre mode de vie. Des néoruraux qui par leurs valeurs, leurs activités, leur implication sociale allaient contribuer à transformer la ruralité traditionnelle. C’est le passage d’une économie agroforestière à une économie résidentielle et récréotouristique qui procure aujourd’hui une vitalité recouvrée à la communauté de Saint-Mathieu.

Natif de Montréal, plus précisément du quartier Rosemont, je rêvais au cours de mon enfance, de vivre sur une ferme. Des vacances passées chez mes oncles et mes grands-parents qui habitaient à la campagne sont à la source de ce désir. En 1969, il y a eu l’acquisition d’une fermette à St-Hyppolite au nord de Montréal. Une maison ancestrale bancale, une érablière abandonnée, un verger, un potager, un petit lac, un vieux hangar tôt transformé en étable pour accueillir quelques poules, trois lapins et cinq moutons. Le rêve prenait forme et la petite famille était conquise par un mode de vie près de la nature.

Mais on se sentit bientôt à l’étroit pour pousser plus loin le rêve. À l’été 1979 nous emménageons sur une vraie ferme du Bas-Saint-Laurent avec champs et bâtiments, abandonnée depuis peu mais en laquelle nous percevons la réunion des conditions de tous les possibles. Avec quel enthousiasme Francine, ma douce compagne, ainsi que nos trois jeunes garçons de niveau primaire, nous nous lançons dans cette aventure !

La grange-étable transformée en bergerie abritera un troupeau de 125 brebis et trois béliers, une vache qui nous donne un veau chaque année et un lait riche transformé pour partie en fromage et yogourt, deux chevaux, deux chèvres pour le plaisir. Un bâtiment secondaire où logent des lapins et des coqs pour la chair, des poules pour les œufs… Une ménagerie à laquelle se joignent des chats et un chien pour la compagnie. Des champs à perte de vue, une forêt dense, un lac d’eau clair, des paysages lumineux gardiens du silence. Voilà notre domaine où commence l’empire du ciel.

Il y a maintenant 36 ans que nous avons planté nos racines dans cette terre rude mais joyeuse et accueillante. Nous sommes enracinés ici plus que nulle part ailleurs. Nous avons beaucoup travaillé. Sans jamais cesser de rêver, de nous émerveiller, de nous émouvoir, de bâtir et d’habiter. Nous avons baptisé ce lieu « Chantemerle ».

Il a fallu tout apprendre de l’élevage et de la gestion des terres, de la machinerie agricole et des récoltes, du potager, de l’abattage et des conserves, de la menuiserie et de la plomberie. Des apprentissages auxquels se sont joints, les premières années, notre voisin Omer, dernier agriculteur de souche du rang et des amis néoruraux comme nous. Que de satisfactions à façonner et à redonner vie à un lieu qui portait les promesses du rêve !

Des promesses tenues : la liberté que procure des champs dont on ne voit pas les limites, la forêt protectrice et mystérieuse, les graines que l’on met en terre en mai pour des saveurs authentiques au temps des récoltes, les fraises des champs que l’on savoure sous le soleil chaud de juin, l’odeur du foin fraîchement coupé en juillet, abondance de légumes au jardin et des plates-bandes odorantes, des pommes et les prunes pour y mordre à pleines dents aussi pour des compotes, des liqueurs et des gâteaux, la plainte des huards en septembre, le bois que l’on rentre en octobre pour combattre les rigueurs de janvier et février, la neige qui s’étale dans une blancheur immaculée dès novembre, les aurores boréales qui dansent dans le ciel comme des rideaux de scènes sous les projecteurs, l’air chaud et humide de la bergerie, la naissance des agneaux au tournant de l’hiver et la tendresse des brebis, les volées d’oies blanches et de bernaches qui se succèdent au printemps et à l’automne, un chevreuil effarouché au tournant d’un sentier, le retour des merles puis des hirondelles… Mais aussi les conversations spontanées et enjouées au garage du village ou à l’épicerie, la participation à un comité pour une activité sportive ou la célébration d’un anniversaire, les discussions entourant une décision du conseil municipal…

Nos enfants ont partagé cette vie-là. Nos petits-enfants y ont été initiés très tôt et ont appris à l’aimer comme on savoure le miel sur une tartine. Le Rang 5 de Saint-Mathieu-de-Rioux fait partie de leur ADN. C’est un legs inestimable dans un monde tourbillonnaire.

J’ai 73 ans. Il me faudra un jour quitter tout ça. Je dois m’y préparer. Ma consolation : notre descendance est prête à prendre le relais pour la suite de ce patrimoine dont ma femme et moi aurons été, en quelque sorte, les fiduciaires.

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