Il était une fois, un poisson qui habitait dans un petit lac au cœur de la forêt. Ce poisson avait un ami pas ordinaire. Je ne te laisse pas deviner, car jamais tu ne pourras le trouver. C’était une couleuvre. Oui, tu as bien compris, une couleuvre. Une belle couleuvre verte qui aimait venir s’allonger sur une grosse roche près du lac pour y chauffer ses brillantes écailles au soleil.

Après son bain de soleil, la couleuvre se glissait sur l’eau et nageait silencieusement en faisant zigzaguer son long corps effilé.

poissonLe poisson qui l’apercevait ainsi au fil de l’eau, allait à sa rencontre et lui donnait des nouvelles de la vie sous-marine : un ami qui s’était fait capturé par un pêcheur, un vieux pneu balancé par un propriétaire de chalet, la construction d’un barrage de castors qui avait relevé le niveau de l’eau, ou encore la foudre qui était tombé sur une petite île et qui avait provoqué une vibration ressentie dans tous les coins du lac.

À son tour, la couleuvre lui donnait des nouvelles de la forêt: la présence des cueilleurs de champignons qui dérangeaient les membres de sa famille dans leur sieste de l’après-midi, le chant mélodieux des oiseaux au lever du jour, le changement des couleurs et la chute des feuilles à l’automne, l’excitation des écureuils affairés à préparer leurs provisions d’hiver, l’arrivée des chasseurs et l’affolement des chevreuils qui fuyaient leurs tirs, le passage d’un orignal majestueux.

La nouvelle terrestre de l’heure était l’ouverture d’un grand chantier forestier où des dizaines de bûcherons, travaillant du lever au coucher du soleil, abattaient dans un vacarme infernal des arbres centenaires. Des monstres mécaniques transportaient et empilaient les troncs débarrassés de leurs branches en bordure des routes boueuses et crevassées. Là, des tracteurs équipés de puissantes mâchoires d’acier chargeaient les billes de bois sur de lourds camions appelés fardiers. Tout ce remue-ménage bouleversait la vie des animaux en forêt et inquiétait beaucoup notre couleuvre qui se sentait bien petite à côté de ces machines bruyantes.

Après l’échange de ces nouvelles, le poisson raccompagna la couleuvre à son rocher et ils promirent de se revoir le lendemain. En se quittant, le poisson exécuta quelques petits frétillements à la surface de l’eau.

La couleuvre coula gracieusement vers le pied du rocher et s’engagea dans la forêt. Afin de rejoindre plus rapidement sa famille, elle décida de prendre un raccourci qu’elle connaissait bien. Mais, depuis son dernier passage qui remontait à quelques jours, une route en gravier avait été ouverte afin de permettre l’accès au chantier forestier aux lourds camions. On l’avait mise en garde à plusieurs reprises des dangers que représentaient la présence des hommes et de leurs bruyantes machines en forêt.

Elle était au bord de la route et entendait tout autour d’elle le vacarme de ces monstres mécaniques. Les mises en garde de sa maman tournaient dans sa tête, mais revenir en arrière pour contourner le chantier l’obligerait à un long parcours et elle avait hâte de se retrouver au chaud avec ses frères et sœurs. Déjà le soir tombait et elle était fatiguée de sa longue promenade.

La route lui paraissait bien large et bien rocailleuse, mais de l’autre côté elle retrouverait la mousse fraîche et les arbres protecteurs de la forêt. Elle hésita encore un moment, mais sa témérité conjuguée à la hâte d’être parmi les siens l’emportèrent sur ses craintes et elle se trouva bientôt au milieu de la route.

C’est à ce moment-là qu’un bruit sourd, venu du centre de la terre, se fit entendre et paralysa d’effroi notre aventureuse couleuvre. Le sol sous son corps fragile trembla et les oiseaux dans les arbres s’envolèrent dans un mouvement spontané de panique. À la sortie d’une courbe de la route qui perçait la forêt, un épais nuage de poussière s’avançait dans sa direction, traîné dans sa course par une bête monstrueuse. Celle-ci était en fait un énorme camion chargé de billes de bois roulant à vive allure sur la route graveleuse.

La pauvre couleuvre tenta bien de se ressaisir, mais ses mouvements étaient trop lents et le camion trop rapide. Elle ne put éviter le tragique accident.

Le lendemain, le poisson était au rendez-vous près du rocher exposé au soleil, mais c’est en vain qu’il attendit la venue de son amie la couleuvre. Durant plusieurs jours il revint au même endroit espérant l’y retrouver. Jamais il ne sut le funeste accident dont elle avait été victime.