À l’été de 1972, j’avais décroché un emploi au Ministère des richesses naturelles du Québec, sur un projet de cartographie de géochimie des ruisseaux pour différents secteurs de la province. On m’avait assigné à un poste d’échantillonneur au campement de la réserve faunique de Dunière située au nord de la municipalité de Causapscal. Quelle chance! J’avais un job dans mon domaine d’études, j’étais payé et en bonus je pouvais tous les weekends m’évader vers St-Alexis retrouver ma Belle. Son cousin Félix, copropriétaire de la mercerie Xavier Dufour et Fils, l’embauchait comme vendeuse pendant la période estivale. C’était le nirvana*!

C’est au cours de ces nombreux weekends de l’été 1972 que j’eus le grand privilège de mieux connaître ou de rencontrer certains résidents du village qui d’une façon ou d’une autre m’ont marqué. En premier lieu, il y avait Félix, le cousin. Dans la trentaine à l’époque, Félix faisait prospérer le commerce que son père avait fondé plusieurs années plus tôt. Il était passé maître dans l’art de la vente au détail sans que personne ne lui ait enseigné quoique ce soit. De mon point de vue, c’était un réel artiste en ce domaine. Combien de fois l’ai-je observé aborder un client de son beau sourire engageant pour immédiatement faire une habile ouverture afin de déterminer ce qu’il (ou elle) était venu chercher. Tout de suite, sans perdre son attention, il attirait son client, j’allais dire sa proie, vers le rayon concerné; le processus de vente était déjà bien engagé. Aussi, afin de bien le rassurer, avait-il développé un ensemble d’arguments massue en réponse à toutes tentatives pour remettre ou éluder un achat. Rarement voyait-on quelqu’un sortir du magasin sans un sac au nom de Xavier Dufour et Fils.

Un jour que je conversais nonchalamment de pêche à la truite avec Félix, je me surprends à mentionner que je suis mal chaussé pour travailler dans le bois. Sans que j’y prête trop attention, me voilà dans le département chaussure du magasin en train d’essayer les fameuses bottes Royer; « les meilleures au monde » me déclare-t-il solennellement. Le voilà parti avec force d’explications, d’arguments techniques et de méthodes de fabrication; ça fait déjà près d’une demie heure qu’il me raconte ses bottes; je les ai toutes les deux dans les pieds et je marche avec, « juste pour sentir le confort », comme il disait. Finalement, l’argument qui tue : « C’est pas japonais ça monsieur, c’est de fabrication ca-na-di-enne, faites en Estrie, à côté d’icitte ». Alors que j’allais lui rendre une simple petite visite de courtoisie, je me retrouve sur le trottoir, des bottes neuves aux pieds et deux paires de bas « à moitié prix ». Vous aurez compris que le Félix en question est un « ratoureux » mais surtout un conteur-né; c’est mon Fred Pellerin à moi.

Maintenant dans la septantaine avancée, je ne me tanne toutefois jamais de ses récits. Les aventures les plus anodines se transforment toujours dans sa bouche en périlleux voyages, en miraculeux sauvetages ou en fantastiques randonnées. Par sa parlure, ses expressions imagées et son sens du rythme il charme son auditoire. Merci Félix pour tes mots, tes histoires, ton hospitalité et ton bonheur de vivre. Tout cela est pure poésie pour moi.

J’ai toujours admiré les gens qui savent dire les choses; je tiens probablement ça de mon père. Il avait une grande culture, aimait la littérature et connaissait les grands auteurs. Tout comme un fils apprend de son père les joies et les subtilités de la chasse ou de la pêche, il m’a légué cette oreille pour la beauté et la musicalité des mots et cette plume pour jouer avec eux.

Je ne peux clore cette série sans vous parler de Mario au rire tellement irrésistible, un organisateur et communicateur hors pair; de France qui, un jour, avec beaucoup de travail et d’acharnement, produisit les meilleures tomates au monde; de Laurent qui, par son amour du Japon, en apprit la langue, y fit quelques voyages formateurs et devint prof de français pour immigrants de toutes origines; de Simon, à l’humour implacable, qui ne pensait qu’à la mécanique; et de tant d’autres qui, regorgeant de tant de richesses intérieures, quittèrent éventuellement leur village pour s’épanouir sur des scènes à la hauteur de leurs ambitions. Toutes ces merveilleuses personnes représentaient la force vive du village qu’ils habitaient. Que ce soit par nécessité, par obligation, par choix ou simplement la vie, le village de St-Alexis vit ainsi plusieurs de ses fils et filles, comme plusieurs autres villages d’ailleurs, le quitter pour ne plus revenir, sinon pour de courtes visites nostalgiques.

J’en appelle à tous les fils et filles de ces villages souffrant de dépeuplement et qui ont toujours à cœur la survie de leur village natal malgré que leur vie se déroule désormais sous d’autres cieux. Soyez vigilants, demeurez attentifs aux problèmes qui y sévissent; soyez solidaires des initiatives de développement si possible, n’attendez pas qu’il soit trop tard; ce serait bien dommage. Qu’en dites-vous?

Chère lectrice, cher lecteur, ceci met fin à cette série sur mon village d’adoption bien que plein de souvenirs me reviennent encore…et toujours. La dernière chose que je désire c’est bien de vous ennuyer et je crains aussi, en poursuivant cette série, de m’éloigner des objectifs du blogue. Je compte cependant poursuivre ma contribution en vous proposant, comme je l’ai fait depuis le tout début, des textes biographiques en lien avec la néoruralité en souhaitant que vous continuerez de me lire. Merci de votre soutien.

* Nirvana (ma définition) : État de bonheur et de bien-être suprême.