De nature assez réservée, je dois avouer que j’étais très intimidé d’arriver dans ma belle-famille en parfait inconnu. En fait, ce n’est pas entièrement vrai. Ma Belle Gaspésienne avait fait, dans les semaines précédentes, par voies postale et téléphonique, un travail de « promotion », question d’introduire cet étranger de Montréal. Elle m’avait répété combien ses parents et sa famille étaient des gens simples, sans prétention et surtout « ben recevants ». Malgré tout, je n’étais pas des plus à l’aise.

Le village de St-Alexis comptait à cette époque un grand nombre de grosses familles, dont celle de ma conjointe: 3 gars (dont les deux plus vieux étaient mariés et à vivaient à l’extérieur) et une suite de 8 filles et dont les âges, à cette époque, variaient de 5 à 27 ans. En effet, les familles de plus de 9 enfants n’étaient pas rares; même qu’il y en avait une de 22 enfants, tous vivants. Les gens vivaient modestement, sans grand moyen, mais dès qu’on les abordait on saisissait  immédiatement l’ampleur de leur fierté, laquelle les prémunissait de tout jugement condescendant de la part d’étrangers aux grands airs, entre autres. Aussi cette fierté se manifestait-elle de différentes façons : une coquetterie dans l’habillement, une modeste maison bien aménagée, un terrain bien entretenu, un coq qui voyait mal l’arrivée d’un autre au ramage différent dans sa basse-cour, un sentiment de supériorité sur les villages environnants¹, un grand sentiment d’appartenance et un  attachement sans faille aux traditions. En fait, on n’avait rien à envier à personne.

C’est Mme Fernand² qui me reçut la première. De toute évidence, bien qu’elle paraissait bien affairée, elle nous attendait et semblait tout aussi intimidée que moi. Une femme dans la jeune cinquantaine, d’une belle corpulence, une petite voix mal assurée mais un sourire tellement engageant. Mon stress s’effaça dès cet instant. Autre facteur apaisant, il régnait dans la maison cette odeur réconfortante du pain de ménage en train de cuire. Les minutes qui suivirent furent pour moi, je m’en rappelle très bien, source d’un grand étonnement. Alors qu’elles étaient effectivement toutes excitées comme des puces à l’idée de rencontrer le nouveau « chum » de leur grande sœur, les 6 sœurs cadettes, mine de rien, étaient toutes tapies dans le haut de l’escalier qui menait aux chambres; elles attendaient le moment propice. Pendant que M. Fernand entrait les bagages, et que Mme Fernand m’invitait à m’assoir à la table de la cuisine, une singulière procession débuta. L’air de ne pas avoir remarqué mon arrivée, chacune des 6 sœurs présentes, l’une après l’autre, descendit faire son tour de piste, alors que je m’entretenais avec Mme Fernand.  On aurait dit la reconstitution d’une séquence inversée du film « La mélodie du bonheur ». Rappelez-vous cette scène où chacun des enfants Von Trapp fait son petit numéro devant la baronne avant d’aller se coucher. J’y pense encore aujourd’hui et je ne peux m’empêcher de m’émouvoir, Rachel, la petite dernière, se jetant immédiatement dans mes bras comme si j’étais son grand frère bien aimé.

M. Fernand était mesureur de bois; métier qui exigeait de courir les chantiers forestiers, été comme hiver, et qui n’offrait pas toujours la stabilité qu’une grosse famille exige. Aussi, n’étant plus dans sa prime jeunesse, et suite à quelques soubresauts de santé, il se voyait forcé d’adopter d’autres moyens de subvenir aux besoins de sa famille. Homme indépendant et ingénieux, il pratiqua en dilettante divers métiers et il n’était pas le seul  à devoir ainsi mettre à profit ses talents et compétences. C’est finalement le curé du village qui lui offrit une opportunité, dirons-nous, providentielle.

Le curé Michaud, en bon pasteur, veillait jalousement sur ses ouailles³. Il était reconnu comme quelqu’un de sévère qui n’hésitait pas à intervenir en chaire pour invectiver un paroissien (ou une paroissienne) qui s’était illustré par un comportement jugé, selon lui, inapproprié. Bien sûr qu’il ne faisait pas l’unanimité mais il en imposait et il était très respecté. Peu enclin à suivre les modes et d’un ordinaire conservateur, il démontrait parfois de l’originalité. Ainsi, au milieu des années soixante, il fit l’acquisition d’une rutilante Citroën DS21. Fierté du génie français, cette voiture monocoque, à traction et sans châssis, offrait une multitude d’avantages que ne possédait aucune des voitures nord-américaines sur le marché. Son système de suspension hydraulique unique en faisait une voiture au confort inégalé en toutes saisons. Elle tenait bien la route et pouvait, en cas de besoin (crevaison), circuler sur trois roues.

Cependant, notre bon curé Michaud eut tôt fait de déchanter. Malgré ses qualités et ses promesses, la voiture demeurait fragile, mal adaptée aux rigueurs de notre climat et pas un seul mécanicien du coin ne voulait se risquer dans cette technologie à des années-lumière de celle qu’ils connaissaient. Et pour ajouter à cette désespérante liste, le concessionnaire le plus près se situait à Rimouski soit à plus de 175 km. Quelle calamité!

Contrairement à son curé, M. Fernand était emballé par les performances de la voiture, il y voyait un grand potentiel. C’est ainsi qu’un jour, en fin renard qu’il était, et devant l’exaspération grandissante du prêtre, il fit une offre que l’autre ne pouvait pas refuser surtout que ce dernier tenait mon beau-père en haute estime. Aussitôt l’affaire bouclée à la satisfaction des deux compères, M. Fernand fit venir du centre d’importation Citroën de Montréal toute la littérature sur la mécanique et les pièces de la DS21. Avec détermination et persévérance, après avoir démonté complètement sa voiture, il devint au bout de quelques mois son propre mécanicien et expert en mécanique Citroën.

Dès lors, la mystérieuse voiture n’avait plus aucun secret pour lui si bien que le mot se répandit rapidement à travers toute la péninsule gaspésienne et même dans toutes les Maritimes. Bientôt tous les propriétaires de Citroën (il en avait répertorié plus d’une quarantaine) faisaient appel à M. Fernand pour la réparation et l’entretien de leur véhicule. C’était là le début d’une extraordinaire saga, le genre d’histoire tellement incroyable qu’elle ne peut qu’être vraie. Suivez-moi, je vais vous la raconter.

À suivre.

¹ Aussi faut-il spécifier qu’un tel sentiment existait également dans ces villages voisins, d’où les sempiternels conflits qu’on qualifiait de chicane de clochers.

² Pratique probablement courante dans d’autres régions de la province, les épouses sont souvent interpelées par le prénom du mari. C’est une façon ingénieuse de composer avec le fait qu’un même nom désigne plusieurs familles du village (les Richard, les Leblanc, les  Dufour, les Martin). Il devient alors plus significatif d’associer une personne au prénom du chef de la famille, en l’occurrence le mari. Ainsi, si on parle de Jean-Yves à Baptiste, tout le monde comprend qu’il s’agit de Jean-Yves fils de Baptiste Gallant.

³ Vieux français désignant  les âmes dont le curé avait la charge.