J’écris aujourd’hui cette chronique depuis la terrasse ensoleillée d’une charmante maisonnette entourée d’arbres fruitiers en fleur et de plantes odorantes, au cœur de la Provence. Je sais que je ferai des envieux alors que l’hiver poursuit ses rigueurs au Québec.

La Provence, pays de lumière et de soleil, de fruits et de légumes, de fromages et de vins, mais aussi d’un art de vivre, a connu de profondes transformations au cours des dernières décennies. C’est ce que je suis venu observer et analyser avec la collaboration d’acteurs locaux (tout en profitant de la douceur du pays de Pagnol et de Giono). Observer et analyser aussi la mission et les réalisations du Parc naturel régional du Luberon, vaste territoire habité à prédominance rurale qui couvre plus de 77 villages et petites villes et un patrimoine naturel, historique et bâti particulièrement riche. Il existe aujourd’hui 48 PNR en France dont la vocation première est de lutter contre diverses formes de dévitalisation ou de dégradation par des mesures de mise en valeur et de protection dans la perspective d’un développement durable.

Alors que plusieurs paysans désertaient une agriculture familiale ancestrale au cours des années 60, 70 et 80, des résidents des villes, non seulement de France mais aussi d’Angleterre, d’Allemagne, des Pays-Bas, de Belgique, se rendaient acquéreurs de ces terres; d’autres s’installaient dans les villages. On est résidents secondaires, artistes, artisans, petits agriculteurs… La néoruralité et ses néoruraux ont modifié le visage et la dynamique économique et sociale de la Provence. Pour le meilleur et pour le pire. Mais avant d’entrer plus avant dans cette réalité provençale actuelle, le temps de rassembler images et réflexions, je vous propose une autre page de mes expériences d’enfance qui ont progressivement donné naissance à cette passion du rural.

Deuxième enfant d’une famille qui allait en compter neuf, j’ai vu le jour le 3 septembre 1942 dans un quartier ouvrier de Montréal, Rosemont. J’arrivais au sein d’une famille qui vivait modestement dans un petit logis de quatre pièces au troisième étage d’une maison en enfilade, comme il y en a tant dans les quartiers Est de la ville, construite dans les années 20 ou 30.

Au cours de mes douze premières années, nous avons déménagé à quatre reprises, l’élargissement de la famille requérant toujours plus d’espace. Au fil des ans, mon père avait acheté le commerce d’huile à chauffage, de charbon et de bois de poêle pour lequel il travaillait comme comptable depuis quelques années et la situation financière de la famille s’améliora. Il put ainsi faire l’acquisition de la première maison familiale. Sise à quelque dix minutes de marche de son commerce, il pouvait venir dîner avec nous le midi à la maison et aller donner à manger aux chevaux durant les fins de semaine, accompagné d’un ou deux enfants.

Des chevaux, oui, car à la fin des années 40 et au début des années 50, plusieurs livraisons (lait, pain, glace, charbon, bois…) se faisaient encore en voitures tirées par des chevaux, hiver comme été, dans les rues et ruelles de Montréal. C’est ainsi que mon père gardait deux ou trois chevaux de trait dans une petite écurie construite au fond de la cour à charbon de son commerce.

J’aimais l’accompagner les samedis et les dimanches dans ce rituel qui consistait à aller donner du foin et de l’avoine aux chevaux. J’aimais l’odeur lourde et humide, animale, qui nous envahissait en ouvrant la porte de l’écurie, surtout l’hiver lorsque le froid donnait de l’épaisseur à la vapeur sortie des naseaux des bêtes. Ceux-ci étaient doux comme du velours et, par grand froid, de petites larmes de glace perlaient aux fins poils alignés sous la gueule. Pendant que mon père enlevait le fumier derrière les chevaux, je distribuais l’avoine dans les auges. J’en gardais toujours une poignée au creux de la main qu’ils venaient prendre délicatement avec leur larges babines sans jamais en perdre un grain, ni jamais me mordre. Mon père venait ensuite distribuer le foin, leur plat de résistance.

Il m’est arrivé souvent, à la sortie de l’école, d’aller rejoindre mon père pour obtenir la permission d’accompagner Ti-Toine dans ses dernières livraisons de bois et charbon en poches. Ce compagnon taciturne était peu bavard mais j’aimais sa compagnie. Lorsque nous entrions dans les ruelles, il me confiait les rênes du lourd cheval et j’étais alors maître à bord. Quelle joie, quelle sentiment de puissance je ressentais à diriger cette bête qui faisait vingt fois mon poids. Au retour, je me couchais dans le fond de la sleigh et j’observais les étoiles qui défilaient entre les pâtés de maisons. J’étais alors seul au monde et mon imagination d’enfant m’emmenait dans des univers de grande plénitude.

Dans un coin isolé de l’écurie, un enclos grillagé avait été aménagé où étaient regroupées une demi-douzaine de poules. La chaleur dégagée par les chevaux durant les mois d’hiver permettait de les garder sans problème jusqu’à l’arrivée des beaux jours. Nous avions ainsi des œufs frais que ma mère utilisait de mille façons. Cette écurie avec ses chevaux et ses poules, son fumier, ses grains et ses foins c’était un peu ma ferme, ma ferme en ville.

J’aurai plus tard une vraie ferme dans le Bas-Saint-Laurent, une ferme avec ses champs, sa bergerie et son troupeau de montons, ses poules, ses lapins, une vache, deux chevaux et deux chèvres. Je vous raconterai.

Bien que d’origine urbaine, mes expériences vécues à la campagne et en compagnie d’animaux durant mon enfance (voir les chroniques des 25 décembre et 31 décembre 2013 ) auront contribué à semer en moi les germes d’une passion pour le monde rural. Celle-ci allait se concrétiser par le double parcours d’une carrière universitaire consacrée à la connaissance, à la reconnaissance, à la promotion et au développement du Québec rural d’une part, d’un projet de vie principalement construit et vécu en famille sur une ferme, d’abord au nord de Montréal, puis dans le Bas-Saint-Laurent près de Trois-Pistoles, d’autre part. Ce parcours d’un néorural n’est pas exclusif, il s’inscrit, avec ses particularités, dans un mouvement amorcé à la fin des années 60 au Québec comme dans bien d’autres pays, qui se poursuit avec une amplitude accrue aujourd’hui.