La Chronique du Prof

Par Bernard Vachon, Ph.D.

Dans la vieille maison de pierre de mon aïeule maternelle  – mon arrière-grand-mère que nous appelions affectueusement mémère Paré – bien campée en face du fleuve à St-Sulpice à la sortie est de Repentigny, où l’un des fils poursuivait les activités de la ferme, se tenait chaque année le grand rendez-vous du Jour de l’An. Nous arrivions au cours de l’après-midi un peu engourdis par le froid que les archaïques chaufferettes des autos ’40 parvenaient mal à combattre. Les hommes étaient accueillis avec  un verre de p’tit blanc, les femmes avec un sherry et nous les enfants avec un verre de Cream soda ou de bière d’épinette. Les manteaux s’empilaient sur les lits des chambres du rez-de-chaussée. De grandes tables étaient dressées dans le salon double et les odeurs qui s’échappaient de la cuisine trahissaient la composition d’un menu que chacun attendait : soupe aux pois, tourtières, ragoût de pattes de cochon, dinde, tartes au sucre, aux pommes et aux atocas.

Nous sommes trente, quarante, cinquante. Les tablées se succèdent. Quelques tantes font le service, les hommes discutent de politique et de travail et lavent la vaisselle entre deux tablées. Il y a des bébés partout. Ça rit et ça pleure. La joie fuse dans toute la maisonnée. On est contents d’être ensemble et de partager ce moment de réjouissance.

Le repas terminé, les tables sont démontées et les chaises poussées le long du mur. L’assemblée est maintenant réunie en cercle et les conversations vont bon train. On invite les enfants à venir déclamer un petit poème ou entonner un cantique appris à l’école. L’atmosphère se réchauffe. Un oncle répand de la poudre à danser sur le parquet patiné en prévision d’une soirée qui se prolongera tard dans la nuit.

L’épisode qui s’amorce est pour moi un spectacle impressionnant qui me bouleverse au plus profond de mon être. Pour ne rien perdre de cette célébration, je m’installe dans la profondeur d’une fenêtre, les rideaux tirés derrière moi. La vaisselle rangée et les plus jeunes endormis aux creux des piles de manteaux, on invite tout le monde au centre de la pièce pour un premier set carré. Le vieux gramophone pousse ses premières notes et les jambes se délient. Mon oncle Lucien est le calleux de circonstance. Dans un enchevêtrement bien réglé, des chaînes d’hommes et de femmes se forment, les tailles sont saisies et les corps virevoltent ; les couples se font et se défont, on tourne à droite puis à gauche et, à un commandement ferme du calleux, les hommes entraînent leur partenaire dans un swing endiablé. Les jupes qui ondulent dégagent les genoux des danseuses – et souvent un peu plus –, ce qui ajoute à la séduction de mes tantes.

L’eau suinte sur les murs. Des bonbonnières remplies de chocolats et de carrés de sucre à la crème circulent entre les convives.

Après la première danse, on invite ma mère, qui est l’aînée des petites-filles de l’aïeule, à chanter la chanson du Nouvel An: Encore une autre année qui se termine. Sans cérémonie, elle se lève et, de sa voix douce et assurée, elle entonne le premier couplet. Bien que chacun connaisse par cœur les paroles, le silence se fait et toutes les têtes se tournent vers ma mère pour l’écouter et la regarder, superbe de charme et de simplicité. Dans mon coin obscur, j’ai les larmes aux yeux. Des sentiments inhabituels m’envahissent. J’aime cette atmosphère de fête qui nous enrobe tous et qui transforme à la fois la maison et les gens qui s’y trouvent. J’aime à penser au froid craquant de l’autre côté de la fenêtre et à la multitude d’étoiles au fond de la nuit noire, si profonde et si pure à la campagne. J’imagine les vaches et les chevaux qui dorment à l’étable dans cette odeur qui me plaît tant. Je voudrais que l’esprit de la fête se prolonge pendant des jours et des jours.

À travers ma rêverie, je ne quitte pas maman des yeux. Elle entreprend le deuxième couplet de sa voix mélodieuse: Douze autres mois passeront sur le monde. Janvier c’est le mois le plus rigoureux. Février est long comme une seconde. Mars, avril, mai, juin pour les amoureux…

Je vois mon père, absorbé et ému. Il est ici le gendre et le beau-frère, discret mais ô combien apprécié, avec qui chacun aime jaser. Les applaudissements fusent, ma mère incline légèrement la tête sur le côté et remercie, un sourire de madone aux lèvres.

De nouvelles danses, de nouvelles chansons. Puis on remet quelques tartes et beignes au four et le café sur le poêle à bois car il faudra manger un peu avant de partir, question de dissiper les effets de l’alcool.

Dans l’auto qui nous ramène à la ville, je ne parviens pas à trouver le sommeil. La fête défile dix, vingt fois dans ma tête. Une joie immense dispute l’espace étroit de mon cerveau envahi d’images et de parfums, de gestes et d’émotions… et du chant de ma mère.